Quand j'étais petit, à l'école, le maître nous disait, pendant la leçon de calcul : « Attention, les enfants ! Rappelez-vous : on ne peut pas additionner tout avec n'importe quoi. »
Ce jour-là, levant les yeux vers le fond de la classe, il prend une grande inspiration et ... : « Tiens, Gérard, au lieu d'embêter ton voisin, dis-moi : peut-on additionner des kilos avec des litres ? »
Gérard, les yeux affolés, cherche consciencieusement une mouche au plafond qui serait assez sympa pour lui souffler la réponse. Puis, n'en trouvant pas, il finit par risquer une réponse : « Ben Moosieur, euh, ben, c'est à dire... »
« Oui Gérard, pour une fois, concentre-toi. Je répète la question : des kilos avec des litres, est-ce que je peux les ajouter ? »
« ...Ben,...euh...oui, Moosieur, on peut ! »
« Bravo Gérard, félicitation une fois de plus ! Et qu'est-ce que ça peut faire ensemble, des kilos et des litres ? »
Et Gérard, le plus sérieusement du monde : « Ben, de la soupe, Moosieur. »
« Tu te fiches de moi, Gérard. Allé hop, en colle jeudi prochain. Tu me copieras cent fois : « Des kilos, des litres et des centimètres ne s'additionnent jamais ensemble.»
« Euh Moosieur, siouplait,» dit le petit Michel à coté du gros Gérard « C'est pas vrai. Ma maman dit toujours « Mange ta soupe si tu veux gagner des centimètres ! »
Et le maître de répondre tout rouge « Ah, on veut faire le malin, Michel ? Tu passeras ton jeudi après-midi avec ton ami Gérard. » Puis, rajoutant à l'attention de la rangée du fond : « Un ignare plus un idiot, ça fait combien ? »
Tout de go, mon pote Jean-Yves s'écrie « Trois heures de colle ! »
« Bravo Jean-Yves, » dit le maître, virant au violet « Et bien, jeudi prochain, tu feras le trois. » Et se tournant vers toute la classe « Y a t-il d'autres amateurs pour faire quatre, cinq, six ? »
A ce moment, plus personne ne moufte, pas un seul gars ne bouge le petit doigt, qu'il soit au tout premier rang comme savent le faire les premiers de la classe ou tout au fond, là où sont stockés ceux que l'on a condamnés à être les cancres et les bonnets d'âne. Pas un seul d'entre nous n'est vraiment sûr du sens de la question... et encore moins sûr du sens que pourrait prendre toute tentative de réponse.
Le maître, le visage décomposé, nous tourne alors le dos, prend discrètement un petit caramel dans la poche de sa blouse (on connaît sa réserve, c'est dans le tiroir de gauche, sous les boites de craie), se retourne vers nous pour nous faire face et, les yeux cernés, les joues redevenues blanches, nous annonce avec une toute petite voix, la bouche empâtée à cause du caramel, que, exceptionnellement pour aujourd'hui, il avance de 10 minutes la sortie en cours de récréation.
Pour nous, c'était toujours ça de gagné. Hélas, notre joie n'a pas duré. Au retour de la récré, on a eu droit à un énorme contrôle de calcul pas piqué des hannetons. Puis, au moment de la sortie, le maitre nous a donné comme devoir du soir la révision de toutes les tables de multiplication. Et comme ça ne suffisait pas, il a rajouté un balaise de calcul pour connaître le nombre de litres et de kilomètres qu'il fallait pour déduire l'heure d'arrivée d'un train qui roulait à toute berzingue dans une baignoire pleine de fuites.
Même mon Papa qui était balèze en calcul mental n'a pas trouvé. Et pourtant à cette époque il était chef comptable à la Sécurité Sociale. C'est dire !
Le lendemain matin, le seul de la classe qui a levé le doigt pour dire qu'il avait trouvé la solution, c'est Didier, le chouchou. Quand il a fini sa démonstration, on n'a pas bien compris pourquoi le maître lui a dit d'aller au coin.
Voilà comment naît un traumatisme chez des générations d'enfants terrorisés par les maths.

De tous mes copains du fond de la classe, ceux qui s'en sont sortis le mieux, ce sont ceux qui ont décidé d'ouvrir un petit bistrot ou un restaurant : ce sont bien les seuls qui vous font un grand sourire quand on leur demande l'addition !